jeudi 6 novembre 2014




Maman gare la voiture devant la maison, ça fait un bruit de gravier. On sort les sacs, ma valise. A l'intérieur de la maison, tout semble noir. Il n'est que 21 heures. J'ouvre la porte qui grince un peu. Il fait presque aussi froid à l'intérieur que dehors. Je m'arrête un instant, pose ma valise. Mes pas me dirigent tout droit vers sa chambre. La porte est fermée, j'hésite. Puis j'ouvre. Il regarde la télé, encore. De nouveau, je m'arrête. Je prends une respiration. Il ne s'est pas retourné quand je suis entrée. Je lui dis bonjour malgré tout, d'où je suis. Il arrête son film, se retourne, et d'une voix rouillée me répond. Il a tellement vieilli. Son regard est hagard, ses lèvres presque blanches, ses yeux rougis et la peau grise. Il se lève, comme un petit vieux, quasiment plié en deux, et ses pas, de même s'entrechoquent sur le sol. ça a l'air lourd. Je m'avance vers lui. En même temps nous nous demandons si ça va. A chaque fois, je me sens idiote, c'est comme parler dans le vide. Je prends une nouvelle respiration. "Demain, il faut que tu te laves, tu vas chez le coiffeur, avant ton rendez vous chez le docteur". "D'accord", me répond-il avec une voix pâteuse. Puis il se rassoit, lentement. "Bonne nuit." Je sors et je vacille, un peu.
Le lendemain, lorsqu'il s'assoit dans la voiture, je me demande depuis quand ce n'est pas arrivé que nous soyons tous les deux, comme ça. Peut-être deux ans et demi, depuis que ça s'est passé. Déjà à l'époque, je sentais la gêne. J'avais déjà envie de le secouer et de lui demander comme il avait pu me laisser porter ça. Je démarre et le silence s'installe. Ce n'est plus comme avant, que je chérissais ce silence entre nous. Là, j'aimerais qu'il dise n'importe quoi. Mais son regard reste suspendu dans le vide, au delà de la route. Entre les deux vallées, qui ont enfin roussi, le gris de la route s'étale comme un tapis rouge.
Nous rentrons ensemble chez le coiffeur. Je me demande ce que ça fait à ces gens de s'occuper de quelqu'un comme lui. J'imagine qu'il y a un petit peu de social dans ce métier là. Je suis assise derrière lui, mes yeux visent le miroir, son regard à lui est encore ailleurs. La coiffeuse ne sait pas qui regarder, moi ou lui. Quand elle veut savoir quelque chose, le shampoing, la coupe, la longueur, elle se tourne vers moi. Puis moi vers lui. Ses yeux vacillent, clignent un peu. Il fait des gestes flous, mais saccadés. Quinze minutes plus tard nous sortons, il s'installe dans la voiture, toujours sans aucun mot. Mais il y a quelque chose qui est différent. Son corps est-il moins courbé vers l'intérieur ? Il boucle sa ceinture, je sens son visage se tourner vers moi.
En rentrant à la maison, il retourne s'enfermer dans sa chambre.
Je me couche le soir, comme souvent, j'ai du mal à respirer dans cette maison. Aujourd'hui, il y a quelque chose en plus. ça bouillonne, près à exploser. Mardi, je me suis promise que je l'accompagnerai chez son médecin.
Quand ce jour arrive, je me sens trembler dès le matin. J'ai la trouille, comme on dit. L'entrée dans le hall d'hôpital me ramène combien d'années en avant ? Trois ans. Trois ans que Tata Ginette a pris ses cliques et ses claques. ça fait tellement de temps que j'entends parler de ce médecin, dévastateur selon moi. Pourtant quand il entre dans la salle d'attente, je trouve qu'il ne ressemble à rien. Il est sans âge et moi je suis comme invisible. Il ne voit que lui, à mes côtés, il le dévore presque des yeux, comme une mante religieuse prête à bouffer sa proie. Lui, semble se recroqueviller un peu plus. Le docteur nous fait entrer et lui demande comment ça va depuis la dernière fois. Comment ça va. Il pourrait lui répondre que ça ne va pas. Mais non, il fait comme avec tout le monde. ça va. Bon, dit le médecin, en traînant le mot en longueur, telle une corde qu'on serre un peu plus. Ce dernier me jette des coups d’œil, ma présence le dérange. Je lui adresse un grand sourire. Comment se déroule vos journées ? Je n'écoute pas la réponse. J'entends les voix en sourdine. Celle du docteur mielleuse, hypocrite. La sienne, éraillée, presque fausse. Mes oreilles se réveillent. Je laisse tomber ma main sur le bureau, le médecin sursaute. Lui se redresse légèrement. Je n'avais pas vraiment voulu cette réaction. Mais tant que je suis là. Maintenant que je suis là. Vous pouvez m'expliquer c'est quoi ce bordel ? Oh non ne me regardez pas avec ces yeux écarquillés ! c'est ça que vous faites avec lui toutes les semaines, depuis quoi, 20 ans ? Vous lui demandez comment se passent ses journées ? Mais venez à la maison, voir comment il occupe ses journées ! Et les nôtres, celle de ma mère par la même occasion ! ça fait presque trois qu'il coule à pic et vous vous lui demandez comment ça va ? Mais vous êtes un psychopathe ! Vous devez vous délecter de tout ce mal être ! Là ça suffit, ça suffit !!!
Il est scotché à son siège, son regard me traitant de folle, alors que je viens de le traiter de psychopathe. Je me tourne vers lui, qui a son visage tendu vers moi, ses yeux sont enfin éclairés. Je sors, il me suit. Pardon, pardon, je lui dis, pardon d'avoir réagit comme ça, mais c'était trop. Merci, il me répond.


Je peux rêver. Je peux inventer. C'est la seule chose que je peux m'offrir quand je pense à lui, à ce qu'on endure, à ce qui pourrit depuis trois ans. Un matin je me suis dit, je vais faire ça, je vais m'occuper de lui. Je vais aller voir son enfoiré de psy, je vais taper du poing sur la table. J'ai rêvé. Loin de lui, je peux tout imaginer, le meilleur, le mieux, du moins, puisqu'on est arrivé tellement bas, à présent. Puis quand je rentre dans cette maison, je sens la porte fermée, je ne peux même pas l'ouvrir. Etre à ses côtés me tétanise, moi qui me suis sentie si complice avec lui pendant tant d'années, qui me suis enveloppée de son amour. Et penser à ce qu'il a été et ce qu'il est aujourd'hui efface tout espoir. Je suis capable de parler de tout, sauf de lui. Comment va-t-il, me demande-t-on. Rien que la question me met hors de moi. Ce n'est pas une personne qui a continué de vivre, qui a rebondi, qui se tire vers le haut. Il n'ira plus. J'ai le vertige. Derrière la nuque, je sens que cette constatation - il n'ira plus - c'est comme une balle, là. ça achève.

Je peux rêver. Je peux tout inventer.

1 commentaire:

  1. Je suis un peu bouche bée, les yeux sûrement un peu brillants, et en même temps quelque chose palpite un peu… Tu le rends si là en le racontant, ses petits pas qui n'osent pas, et tes mots pas à pas vers lui…
    Ce long récit, vers toi, vers lui, c'est crier, même si c'est derrière une porte fermée.

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