samedi 18 avril 2015




Après l'arrêt, j'ai été longtemps sans avoir envie d'ailleurs. Mon tout petit nid, ma lucarne sur les toits de Paris, ça suffisait. Il fallait que j'hiberne encore un peu, sans relâche. Alors je ne rentrais même pas à la maison. Dans la grande maison. Puis il y a eu Pâques et les jours qu'on compte, mais pas trop. Quand on me demande, avec des sourcils arqués, plein de compassion, je réponds un peu trop sèchement à mon goût, que "c'est tous les jours qu'il me manque un frère". C'est vrai, je fais de moins en moins attention aux dates, parce qu'elles finissent par me peser, et que les années vont filer. Ce dimanche de Pâques, pour tout avouer, ma première pensée n'a pas été pour lui. La matinée était déjà bien avancée, le rideau plein de soleil rougeoyant la chambrette, comme presque tous les matins avec J. . C'est comme deux souffles paisibles, et puis les sourires, les yeux clairs et les rires qu'il provoque chez moi. Alors non je n'ai pas pensé à lui, ou pas tout de suite. Ni le huit avril, parce que la vie est fourmillante de pérennité. Entourée d'amies, de collègues avec des bidons ronds et tout-petits, je savoure les instants en presque tête à tête avec elles. J'aurais cru que je deviendrai amère, à force. Non, je ressens toujours autant de pétillant à les écouter parler d'une première purée savourée, à regarder un couple de parents tous neufs, fatigués, mais heureux, à voir les mains caresser ces ventres nids, accueillir des inquiétudes et entendre plus tard qu'elles se sont envolées. J'ai du mal à ne pas me regarder le nombril à leurs côtés, j'ai peur. Je n'ai pas de certitudes quant à ce qui me sera offert. Mais alors que je ne peux pas me projeter, que je m'attendais à être assommée, je suis comme un ressort. Car avec lui, cette vie, c'est comme si ça a avait été là depuis la nuit des temps, et que paradoxalement tout change chaque jour. Il y a comme un mouvement perpétuel dans les plaques tectoniques de notre histoire mais que l'un comme l'autre avons un équilibre d'expertise. Et puis j'observe plusieurs choses sur l'espoir, que c'est un faux ami, qu'on a notre vie actuelle à aimer, celle de l'instant juste là, et j'ai alors un grand grand soulagement, immense, comme si je pouvais baisser les armes, celles que je n'ai pas d'ailleurs. Je lis ce livre sur les abeilles, et je ressens maintenant le goût du miel comme un filtre à mon quotidien.
Je prends le train, je sais que ma mère m'attend au bout, oui j'arrive sur le quai, et je la vois se balancer d'un pied sur l'autre, comme une petite enfant. Elle me prend dans ses bras et inspire dans mon oreille, à mon cri, elle me dit "j'avais oublié que tu avais une oreille". On se trompe de route, mais on arrive quand même à Ikéa pour manger des boulettes, régression mal bouffe par excellence, on fait même un arrêt à la boutique pour en prendre pour mes frères. Trois repas de boulettes. Mais ça ira. Le matin, il y a mon bol avec le sachet de thé déjà dedans et "l'eau est déjà chaude, je viens de la mettre sur le feu". Et "j'ai fait du feu, c'est plus agréable non ?" "tu veux qu'on aille dehors?" "non demain, d'accord demain". Des mini madeleines dans un grand pot en verre, qu'on pioche une à une. On ne s'arrête plus, comme les mots entre nous. Il faut quand même se préparer à prendre déjà la route, je m'arrête à la fromagerie, faire le plein d'une grosse cargaison de miel, "un kilo cinq cent de comté extra, et le petit morceau de bleu de gex que vous allez là, et la bûche de chèvre. Oui ce sera tout." (et assez pour enfumer mon tout petit frigo parisien, faire râler J.) La route est belle, le pont avec ce grand lac mystérieux et les lacets, un peu. J'arrive en avance avec les petits cœurs au chocolat blanc de Maman mais avec en plus de l'orange et des noix. La ville est ouvrière, mais il fait beau, au moins, qu'on me dit. "Tu viens chercher Robinson avec moi chez la nounou ?" Je me réjouis de retrouver ce merveilleux avec ces yeux si rieurs, comme sa maman. Chez la nounou, qui me dit "Camille, ah Paris, je vais vous dire, c'est grandiose, je kiffe cette ville, par contre les musées, hein bof, pour ne pas dire que ça me fait chier", j'apprends que la première fois qu'on rentre dans cette maison, on se fait parfumer. Et j'ai le choix entre divers fragrances. Je sors avec la nausée, mais avec l'impression de m'être fait baptisée par une femme bien chaleureuse. "tu vois il faut avoir un peu de temps quand je viens récupérer mon fils". Je pense tout haut que c'est mieux qu'une nounou qui vous met à la porte dès que vous avez votre chiard dans les bras. Il y aura donc une salade de riz savoureuse à une table familiale, je replonge des années en arrière et ça doit être pour ça que je ne parle pas trop, malgré mon amie qui me dit tout le bonheur que je sois ici, et combien elle est excitée de cette journée. Mais c'est la course. C'est vrai qu'elle a l'air heureuse dans cette médiathèque un peu chapelle. J'ai même l'impression qu'elle a dix sept ans quand elle prononce l'important c'est que vous lisiez avec le cœur. Une rangée de sept personnes : conteurs, libraire, prof de français, bibliothécaire, ce sentiment d'imposture qui réapparaît quant à ma place au milieu d'eux. En face de nous, sept enfants, quel âge ont-ils en CM2 ? dix, onze ans... ils sont beaux, et leurs voix qui s'élèvent, tantôt graves, tantôt fluettes, zozotant ou accrochant un peu sur certaines phrases, faisant la course avec les mots, le trac est là, même s'ils font bonne contenance. Je suis aussi émue de les voir et les entendre qu'avec mon groupe de deux trois ans qui me dit à table qu'ils ont tous des surprises pour moi rangées dans leur maison. A la fin, il faut décider qui a été le meilleur, et j'ai un peu la gorge serrée, même si ce petit bout d'homme, lisant avec tant de ferveur et de calme, un conte de la mythologie scandinave, c'était quelque chose. Puis tous les enfants partent, ils n'ont pas l'air déçu. Je parle avec une des conteuses, qui n'est autre qu'une amie de mes parents, le monde est très petit dans le Jura. Je ne l'ai pas vu depuis plus de dix ans. Elle me raconte son mari instituteur qui devient apiculteur, et je sens bien que encore, je pétille. J'ai de nouveaux rêves, apprendre à parler aux abeilles, suis je en train de devenir une parisienne qui se tend vers la campagne sans oser y poser vraiment le pied ?
Je reprends la route, après encore beaucoup de mercis de mon amie et cette phrase cadeau "ce que j'aime bien chez toi, c'est qu'au moins, tu essaies". Je ne sais pas trop ce que je dois en faire, mais je prends. Je pense à mon autre amie, celle de presque toujours, que je n'irais pas voir, alors qu'elle est si près. Je suis égoïste et veut profiter de la grande maison. Et puis je reviens bientôt. Le soleil sur la route devient piquant, je rentre exténuée.
Le lendemain, cette fois, oui le petit déjeuner se fait dehors, avec les chats qui paressent. J'apprends dans la matinée, alors que je range mes pots de miel dans la valise, que je vais pouvoir prolonger de quelques heures ma présence ici. Je saute de joie sur mon lit, sans peur pour mon genou. ça doit être ça la liberté. Alors je profite, je découpe, je plie, je tresse et colle. Je parcours cette maison, je la respire, je l'aime de plus en plus, malgré toute la violence qu'elle peut contenir. La violence de l'absent, et de celui qui disparaît lentement. Mais je ne arc-boute pas, je ne suis pas faite pour être malheureuse, c'est comme pour tout, je vise plus loin, même si c'est assez près de là où je suis.
A Dijon, nous nous quittons trop vite à mon goût, nous n'avons pas eu le temps prendre notre chocolat avec la chantilly qui déborde. Je regarde plusieurs fois ma mère en me retournant, il y a comme une hésitation chez elle, je rentre dans la gare noire, la gorge gonflée et je erre. Le train est en retard, je me trompe de wagon. En arrivant à Paris, je ferais une salade avec plein de couleurs, je ne dormirais pas bien la nuit, mais je serais chez moi, comme là bas.